AIR: LA MUSIQUE ET L’ESPACE

Le duo français Air semblait presque léviter sur la scène du festival WeLoveGreen le 7 juin 2025. De retour après une tournée célébrant le 25ème anniversaire de leur premier album Moon Safari (1998), Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel, toujours vêtus de blanc messianique, jouent à la fois avec l’espace et le son face à la foule envoûtée.

Crédit Photos: Meriem Ben Mimoun

Souvent considérés comme l’un des deux «pères fondateurs» de la French Touch (l’autre étant évidemment Daft Punk), Air semblent paradoxalement plus proches d’une tradition antérieure à la musique électronique. En effet, ils citent Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg (1971) comme étant l’un de leurs albums préférés de tous les temps, insistant autant sur ses arrangements que sur sa narration. Moon Safari (1998) est aussi fait de cela : un livre d’images, le journal intime d’un passage à l’âge adulte confus, difficile et souvent solitaire.

LE VOYAGE DE PÉNÉLOPE:

L’album débute avec les synthés étranges et occultes de La Femme d’Argent pour se conclure sur les basses graveleuses du Voyage de Pénélope. Les titres, avant même d’appuyer sur play, évoquent alors déjà le romanesque de Moon Safari : on nous introduit à l’histoire avec la figure de cette femme d’argent premièrement anonyme mais qu’on appellera plus tard Pénélope. 

Crédit Photo: Adolphe Yvon, “Une femme assise d'après l'antique: Pénélope, 2e moitié 19e siècle”, Paris; musée du Louvre département des Arts graphiques, Wikicommons

Peut-être parce qu’ils héritent directement de la tradition française Berger-Polnareff-Gainsbourg qui a su raconter la musique à travers des albums-romans longs d’épithètes, Godin et Dunckel donnent aussi un nom à l’excursion et au sentiment: de Melody Nelson, la narration passe à une Pénélope contemplative. Et puisque dans l’Odyssée d’Homère, elle n’est pas exactement une voyageuse (attendant patiemment Ulysse à Ithaque tandis que celui-ci incarne le combattant et le navigateur), on pourrait en déduire que Moon Safari parle en réalité, malgré son titre trompeur, de l’attente, de l’entre-deux, d’une transition presque douloureusement lente à une vie de responsabilités pesantes. On parle bien d’un voyage, mais intérieur : c’est un déplacement de l’âme et de l’esprit plus que du corps.

Ce qui rend l’album intéressant n’est toutefois pas ce scénario (le voyage, une translation du point A au point B qui pourrait devenir monotone au fur et à mesure que l’on en tourne les pages) mais la profondeur des instruments employés, la sensation d’être présent dans la pièce même où la magie opère. Imaginez le studio : peut-être un Fender Rhodes ou une basse Precision; peut-être une TalkBox perdue sur la lune. Comme si l’on entrait dans les coulisses du magicien d’Oz, Air nous laissent entrevoir l’illusion en filigrane. Contrairement à Melody Nelson où la prose est le narrateur principal, Moon Safari s’affranchit du discours verbal pour construire une fable instrumentale, quasi-orchestrale, où la parole faillit, devient obsolète. Dans le répertoire de Air, c’est la basse, le clavier, l’atmosphère ouatée et feutrée qui domine. 

Ce sentiment est renforcé par de rares paroles tantôt chantées tantôt murmurées en anglais. Par l’incompréhension latente et un sentiment d’étrangeté liés à l’usage d’une langue qui n’est pas celle de ses auteurs, l’album acquiert presque une aura mystique.

CONCRETE AND GLASS, SATELLITES EN ORBITE DANS L’ESPACE

Crédit Photos: Moon Safari - Air (1998); Premiers Symptômes - Air (1997), Concrete and Glass - Nicolas Godin (2020)

Pensez à une peinture. La plupart des toiles parviennent à représenter parfaitement l’espace (on y voit la pièce, ses ombres et sa lumière), mais s’échinent à transmettre le passage du temps au sein de l’image figée, du souvenir immobile. 

La musique, antithèse parfaite de ce format, est temporelle et progressive par essence, mais peine à représenter la notion d’espace : quelle est la taille du studio ? La réverbération sur le morceau peut nous en donner une idée, mais elle ne capture jamais totalement l’instant de l’enregistrement, la texture véritable du son.

Air parviennent souvent à capturer à la fois le Temps et l’Espace. Alors que le titre Moon Safari semble promettre un voyage, l’album - bien que narratif - se concentre davantage sur l’aspect spatial que sur l’excursion temporelle. À l’image de la princesse ithaquienne, on se retrouve rapidement envoûté, perdu dans l’immensité des étoiles et des satellites au lieu d’en courser la marche, d’en explorer les confins. Air contemplent le temps qui passe, perdus dans l’immensité de la voie lactée. Comment alors traduire ce sentiment de se noyer dans l’espace à travers un médium qui peine tant à le représenter? 

Nicolas Godin offre une réponse à cette question: dans une vidéo où il parle de la maquette miniature de l’Opéra Garnier au Musée d’Orsay, l’ancien étudiant en architecture établit une analogie entre le modèle architectural et le modèle musical. Construire une maison, c’est comme construire une chanson : il faut des fondations et des couches. Ce sont ces couches qui donnent ensuite vie au morceau, qui lui confèrent la profondeur de la pièce dans laquelle il a été enregistré.

Cela explique pourquoi Air est avant tout un groupe live, malgré son son électronique presque dystopique. L’usage des instruments donne une texture rugueuse à la bande : ce sont les basses graves, ces “fondations”, qui résonnent dans le studio et en révèlent la largeur. C’est être enveloppé par la musique comme par du velours ; ou peut-être comme si l’on entrait dans une maison.

On retrouve cette idée dans l’album solo de Godin, Concrete and Glass (2020), dans lequel chaque chanson semble être un hommage à une habitation précise:

“Vraiment, la façon dont je fais de la musique, je pense à la musique comme un architecte. Mes études ont vraiment influencé ma façon de composer. Je pense en trois dimensions. Parfois je suis plus intéressé par l’espace, les nouveaux paysages et matériaux, que par la musique elle-même. Je considère vraiment la chanson que je fais comme un objet. Et à la fin, j’aime entrer dans la chanson comme on entre dans une maison. En tant qu’auditeur, j’aime la sensation d’être à l’intérieur de la chanson et que la chanson est autour de vous. C’est vraiment quelque chose que je maîtrise et je pense que cela vient du fait que j’ai étudié l’architecture si longtemps.”


Nicolas Godin, « Turning Spaces into Pieces of Music » – Interview par Sam Bonham, 4 février 2020

Crédit Photo: Pierre Jeanneret, “Le Corbusier holds Modulor to horizon in Chandigarh”, Wikicommons, 1951

Modular Mix (1995) était déjà un clin d’œil au travail du Corbusier. Le Modulor, notion architecturale conceptualisée par celui-ci et représentée par une silhouette humaine, était censée aider à concevoir la structure et la taille idéales des unités d’habitation. Celui-ci est souvent comparé à une gamme musicale, une gamme qui permettrait de composer sans dissonance afin d'obtenir le morceau le plus harmonieux possible. Il est “une gamme de proportions” qui fait chanter l’espace. Dans Modular Mix en particulier et la discographie d’Air en général, cette idée est reprise quasiment à la lettre: on crée des chansons que l’on calibre en fonction des sentiments, des situations et des espaces afin qu’elles y soient les plus fidèles possible. Parmi les commentaires retrouvés en dessous de la vidéo de leur performance au Royal Albert Hall en 2024, un usager fait remarquer que c’est de la « haute couture musicale ». Surprenamment juste, j’ajouterai que c’est plutôt du prêt à porter musical d’une minutie impressionnante.

“L’idée m’est venue de composer une musique à écouter dans un espace conçu selon les principes du Modulor. Contrairement à nos autres compositions, Modulor Mix est très conceptuelle, il n’y a pas de mélodie, on pourrait dire que c’est une musique design.”

Nicolas Godin, CAILLE Emmanuel, “Air: Modulor Mix”, D’A, 1 août 2007

Concrete and Glass rendait aussi hommage aux maisons et aux travaux de plusieurs architectes en en répliquant musicalement la signature architecturale: on peut à cet effet citer l’inspiration de Mies Van der Rohe et de son pavillon à Barcelone pour The Border. 

Pourtant, Moon Safari ne parle pas tant de maisons que de leur absence : c’est le flottement et le néant, infinis et vertigineux. Fidèles à leur nom de groupe qui serait selon une légende urbaine l’acronyme de “Amour Imagination Rêve”, Air, se nomment en réalité à partir de la substance même de leur musique: c’est ce qui se passe “entre deux murs”, le vide laissé entre le ciment. 

“Notre musique, on la voit comme un trait et un point qui permettent de créer une distance entre deux sons. Elle est essentiellement spatiale, on essaye de la définir avec un minimum de moyens.”

Nicolas Godin, CAILLE Emmanuel, “Air: Modulor Mix”, D’A, 1 août 2007

ÂGE ADULTE & MÉLANCOLIE

Air sont des collectionneurs. Ils parlent en références tout en en créant des nouvelles pour une génération trop jeune pour se reconnaître dans leur langage. All I Need (avec Beth Hirsch), un projet dont l’esquisse initiale apparaît sur Les Professionnels (1995), repose en réalité sur un motif musical encore plus ancien que ce que l’on pourrait penser : le sample de I Can’t Tell You Why des Eagles n’en est que la partie émergée de l’iceberg.

Dunckel et Godin sont des architectes (sans mauvais jeu de mots), construisant des maisons éclectiques avec des fondations remontant aux musiques des années 60 et 70 qu’ils chérissent. C’est aussi probablement pour cela que la nostalgie guide le disque comme un chef d’orchestre invisible.

“C’est ostensiblement un album électronique, mais une sensibilité rock se cache dans ses couches. Une grande partie de cela vient de l’utilisation tout au long de l’album d’une basse Höfner à la Paul McCartney, jouée par Godin à travers un ampli de guitare pour lui donner une sonorité plus mélodique et aiguë.”

ALLEN Jeremy, “How Air’s Moon Safari Made The World Take French Pop Seriously”, The Quietus, 8 janvier 2018


Revenons à Pénélope. Elle incarne la fidélité mais aussi cette dite nostalgie : ce qui la pousse à attendre son mari, c’est la mémoire des années passées. Elle vit dans un passé glorieux mais lointain qu’elle aurait préféré ne jamais quitter. C’est finalement à travers le souvenir qu’elle survit au présent douloureux, en effaçant presque la réalité.  L’album a donc un arrière-goût de rêve, quelque chose d’onirique et de flottant: c’est à nouveau l’espace qu’on s’imagine en l’écoutant. Parmi les critiques qu’on peut trouver sur celui-ci sur audioxide, on peut lire: 

“Les arrangements sont sophistiqués, le mix est pétillant et coloré, et les voix flottent tout au long de la liste des morceaux comme dans un doux rêve éveillé.”

O’BRIEN Frederick, “Moon Safari, Air”, Audioxide, 04 avril 2018

Moon Safari est également une réminiscence, dans son texte comme dans sa forme. Il est référentiel aux groupes, sons et albums préférés du duo qui ont façonné les joies de leur enfance et adolescence pour se transformer ensuite en mélancolie lors du passage à l’âge adulte:

“All I need is a little time
To get behind this sun and cast my weight”


All I Need – Air (feat. Beth Hirsch), Moon Safari (1998)

La chanson Remember est sûrement celle qui exprime le plus explicitement ce regret du passé et de l'insouciance heureuse et naïve de leur jeunesse. Le titre est premièrement répété en alternant entre les épithètes « together » à « forever » avant un refrain en français, comme un vieux souvenir retrouvé dans une boîte à jouets enterrée : “Souviens-toi, ce jour-là, toi et moi.”

Bien que ces thèmes soient à première vue universels, Moon Safari insiste aussi sur ceux-ci car ils sont exacerbés à l’époque de sa sortie: c’est la fin des années 1990 et la crainte de l’an 2000. C’est l’émergence de nouvelles idoles et de nouveaux mantras accompagnant la naissance des nouvelles technologies. La chanson Sexy Boy aborde cela tout en étant, paradoxalement (voire ironiquement), la plus représentative de la scène électro des années 1990:

“Apollon 2000
Zéro défauts, vingt-et-un ans
C’est l’homme idéal
Charme au masculin”


Sexy Boy – Air, Moon Safari (1998)

Air baignent dans l’anxiété ambiante de leur époque. Soit. Pourtant, ils n’en développent pas pour autant une vision fukuyamienne de la « fin de l’Histoire » (idée selon laquelle le long drame historique de l’Occident, s’étendant de 1789 à 1989 aurait atteint son terminus); ils se centrent plutôt sur le vertige personnel et presque honteux ressenti lorsque l’idée que l’histoire a effectivement atteint une fin devient presque inévitable. C’est, au fond, une approche personnelle de l’entrée dans l’âge adulte dans un monde de plus en plus en perte de codes et de repères.

Moon Safari est un album que je n’ai réellement compris qu’en atteignant l’étape de vie qu’il semble décrire : l’inexistence de sens et le sentiment de s’être égaré dans l’immensité de l’espace et du temps. C’est l’album ultime de la vingtaine, celui que l’on garde précieusement comme un talisman pour les années à venir tout en priant silencieusement qu’elles n’arrivent pas trop vite.

Un Article de Meriem Ben Mimoun


SOURCES:

  • ALLEN Jeremy, “How Air’s Moon Safari Made The World Take French Pop Seriously”, The Quietus, 8 janvier 2018

  • BONHAM Sam, « Turning Spaces into Pieces of Music » Lindsay Magazine, 4 février 2020

  •  CAILLE Emmanuel, “Air: Modulor Mix”, D’A, 1 août 2007

  • “Moon Safari, Air”, Audioxide, 04 avril 2018

  • Pitchfork, “Air on their Perfect 10 album”

  • Nicolas Godin - “Opéra Garnier, maquette” de Richard Peduzzi, vidéo YouTube

    https://www.youtube.com/watch?v=_Vh77XvoDHE&pp=ygUXbmljb2xhcyBnb2RpbiBpbnRlcnZpZXc%3D

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