ETHEL CAIN À L’OLYMPIA: UNE MESSE DÉGUISÉE EN CONCERT
Crédit Photo: @youngrebeu
“Ne crains rien, car je suis avec toi ; Ne promène pas des regards inquiets, car je suis ton Dieu ; Je te fortifie, je viens à ton secours, Je te soutiens de ma droit triomphante”.
Essaïe 41:10
Le nom et le personnage de scène, Ethel Cain, sont apparus pour la première fois en août 2019, lorsque Hayden Anhedönia — l’artiste derrière le personnage — a sorti Bruises, plus tard intégrée à son premier EP Carpet Bed. Depuis, le projet s’est déployé à travers trois EP, l’album drone expérimental Perverts, et deux albums-concepts : Preacher’s Daughter et Willoughby Tucker, I’ll Always Love You. Chacun d’eux agrandit son univers d’Americana gothique — un lieu où la foi et la décrépitude cohabitent, où le désir est une plaie, et où Dieu, peut-être, écoute depuis le grésillement d’une antenne radio.
J’ai découvert Ethel Cain il y a environ un an, d’une manière aussi inattendue qu’inoubliable — à travers un épisode du podcast Broski Report, une émission à moitié absurde mais étrangement lucide, où les digressions finissent souvent par toucher juste. Elle y racontait son expérience avec l’Église, qu’elle comparait à Preacher’s Daughter. Il y avait dans sa façon d’en parler — cette ferveur, cette douleur contenue — quelque chose qui m’a immédiatement frappé. Et Dieu merci, je l’ai écoutée. L’univers d’Ethel Cain est immersif au sens le plus viscéral du terme : il blesse et guérit à la fois, il aspire dans sa poussière du Sud des États-Unis et demande d’y rester, à moitié en prière, à moitié en saignant.
Quand Perverts est sorti en janvier de cette année, j’étais sidéré. Et quand Willoughby Tucker, I’ll Always Love You a commencé sa tournée aux États-Unis en août, j’étais captivé. L’idée de la voir enfin sur scène à Paris, en octobre, paraissait irréelle — comme si l’on m’autorisait à pénétrer dans sa mythologie.
Crédit Photo: Raimundo Olave
Pourtant, avant le concert, la peur planait. Des deux dates prévues à Paris, la première avait tourné au chaos: elle n’avait chanté que trois morceaux avant de s’effondrer en larmes au milieu de Nettles. Le lendemain, elle publie un message sur Instagram, présentant ses excuses et expliquant que sa vie réelle déborde parfois sur la scène. Elle propose un remboursement intégral — mais à mes yeux, ce n’était pas suffisant. Parce que, malgré tout l’amour que je lui porte, on ne peut pas simplement monétiser la détresse. Elle promettait de revenir le dimanche 19 octobre. J’avoue, j’étais inquiet. Je ne savais pas si elle aurait la force de se revitaliser en vingt-quatre heures. Mais je ressentais aussi autre chose, à part de la préoccupation pour Hayden: un espoir tremblant.
Quand les portes se sont enfin ouvertes, après deux heures et demie de file d’attente, la foule dehors ressemblait à une congrégation. La plupart avaient adopté l’esthétique gothique du Sud chère à Ethel — dentelle, croix, denim, et douce décrépitude. L’air vibrait de camaraderie ; des inconnus partageaient des petits gâteaux, de l’eau, des Doliprane et des cigarettes. Vu de l’extérieur, entre les tenues et les cheveux multicolores, on aurait dit la convention des tarés — et peut-être l’étions-nous tous un peu.
Les lumières se sont éteintes, la brume a envahi la scène, et l’instrumental Willoughby’s Theme a commencé à résonner. C’est le morceau préféré d’Anhedönia sur l’album, et un prélude parfait : elle a expliqué qu’il capture:
“la peur et l’euphorie vertigineuses de tomber amoureux, et la certitude que, quoi qu’il arrive, cela te changera à jamais.”
Genius, Ethel Cain on Willoughby’s Theme, 2025
Au fil des notes, elle est apparue — la lumière pâle accrochée à ses cheveux — et, l’espace d’un instant, la salle entière a retenu son souffle.
Avant l’apparition d'Hayden, une fille juste devant moi s’est évanouie. Panique générale : des bras qui s’agitent, des cris, la musique prête à s’arrêter… et moi, intérieurement, je répétais : “non, non, non, pas ce soir, pas encore.” Pas très charitable, j’en conviens. J’ai quand même pensé baisser les bras de ceux qui agitaient leurs téléphones en criant à l’aide, comme pour leur dire : “si tu meurs, tu meurs, mais on ne dérange pas la performance de Dieu comme ça.” J’avais peur qu’un autre incident fasse tout annuler, alors, j’ai prié pour qu’elle se relève. (Elle s’est relevée. God works in mysterious ways.)
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La scène était à couper le souffle. Conçue comme un rêve gothique et ensorcelé du Sud américain, elle semblait à mi-chemin entre une église et un marais. Des branches pendaient du plafond, couvertes de mousse espagnole ; le sol et les estrades étaient tapissés de verdure sauvage et de petites lumières dorées semblables à des lucioles. L’éclairage, décliné en nuances de bleu, de vert et de violet, donnait une impression presque aquatique, comme si nous étions plongés sous l’eau ou suspendus dans l’air lourd d’un crépuscule d’été.
Au centre se dressait la croix — ou plutôt, le pied de micro qui en prenait la forme. Une structure métallique, à la fois crucifix et poteau électrique, avec deux bras horizontaux. Elle réunissait le sacré et l’industriel, symbole parfait de l’univers d’Ethel : la foi branchée sur la décomposition, la sainteté connectée au bourdonnement de l’Amérique rurale.
Des premiers morceaux de Willoughby Tucker aux refrains dévastateurs de Perverts, Ethel Cain chantait comme si elle exorcisait quelque chose de divin et de dangereux. Sa voix — un riche mezzo-soprano, je crois — mêlait puissance et épuisement, glissant d’un registre à l’autre avec une précision envoûtante. Elle a peut-être raté la note finale sur Nettles, mais son contrôle, sa texture, sa profondeur étaient saisissants. Les passages en falsetto durant Pervert’s Set touchaient presque au céleste, tandis que les graves rauques de Thoroughfare ressemblaient à des confessions murmurées depuis une chaire. Et comment ne pas mentionner le moment où elle a joué de l’harmonica au milieu de cette captivante chanson.
La mise en scène du groupe était finement pensée : le batteur, légèrement surélevé à l’arrière, frappait à travers la brume ; le guitariste et le claviériste l’encadraient dans l’ombre, mais l’attention ne quittait jamais Ethel — cette silhouette tremblante au centre d’une chapelle vivante. Lorsqu’elle a chanté
“Grew up hard, fell off harder
Cooking our brain smoking that shit your daddy smoked in Vietnam”
dans Dust Bowl, les lumières au niveau du sol éclairaient sa silhouette, et l’on aurait juré voir le Christ surgir de la fumée.
La setlist suivait de près la narration de l’album, ponctuée d’incursions dans Perverts qui donnaient à l’ensemble une impression de descente puis de résurrection. Certains regrettaient l’absence de A House in Nebraska et Waco, Texas, morceaux-clés de la narration, mais le spectacle paraissait complet — comme si elle avait choisi, volontairement, d’épargner la tristesse absolue. J’aurais adoré les entendre, bien sûr, mais après la soirée précédente, je comprends qu’elle ait préféré des morceaux plus “résolus”. Quand elle a entonné Tempest, j’ai hurlé chaque mot, emporté dans l’extase d’un deuil collectif.
Les deux dernières chansons, Crush et American Teenager, ont ravivé toute la salle — et Ethel avec elle.
Crédit Photo: @youngrebeu
Elle n’a que peu interagi avec le public — quelques regards, un rire bref, une main tendue pendant un morceau. Mais ce seul geste était d’une intimité telle qu’il aurait pu ouvrir le ciel. La force d’Ethel réside dans ce paradoxe : garder la distance tout en nous donnant le sentiment d’être vus.
L’Olympia était le lieu parfait — intime, presque secret, mais assez vaste pour que chacun puisse exorciser ses fantômes intérieurs. Entre la brume, la mousse et les lumières feutrées, on avait la sensation de pénétrer dans un rêve commun. À la fin, j’ai réalisé que j’avais retenu mon souffle pendant tout le concert.
J’avais peur avant d’y aller — peur que la douleur qu’elle porte sur scène ne résonne trop fort dans la mienne, qu’elle me laisse en morceaux. Mais ce ne fut pas le cas. Ou peut-être que si, et que cela ne m’a pas dérangé. Parce qu’entre l’électricité et la prière, entre la fumée et cette voix qui semblait une plaie, Ethel Cain m’a rappelé que la douleur pouvait être sacrée, elle aussi.
Quand toute foi semblait perdue, le Christ apparut. Et ce soir-là, à Paris, c’était elle.
Un Article de Raimundo Olave
SOURCES: