HEAVY METAL - CAMERON WINTER
Alors que les quatre jeunes new-yorkais de Geese croulent encore sous les applaudissements pour leur 3e opus Getting Killed sorti le 26 septembre dernier, c’est en solo que Cameron Winter, leader de la volée, embarquera pour quelques dates de notre côté de l’Atlantique. Retour sur son premier projet solo Heavy Metal, album phénomène de 2024.
L’ALBUM DE LA MATURITÉ
Cameron Winter n’a que vingt-trois ans. Ou peut-être est-ce vingt quatre. Personne ne sait précisément. Là où pour certains artistes il est d’usage de vouloir en savoir d’eux au-delà de la musique, le côté énigmatique de Winter semble être une partie intégrante du personnage. Il serait presque décevant de connaître celui qui se cache derrière l'œuvre, comme un tour de magie dont on ne veut pas connaître les coulisses.
Crédit photo: Cameron Winter of Geese live at Foro la Paz, 10 Octobre 2024, J. Adrián Iturralde (@jadriantomafotos)
Cependant, une chose reste sûre : au moment où sort Heavy Metal le 6 décembre 2024, Cameron est “fraîchement” majeur. 21 ans : l’âge symbolique de la majorité aux Etats-Unis, l’âge où un écuyer pouvait devenir chevalier et surtout, l’âge où l’insouciance d’un enfant devient l’irresponsabilité d’un adulte.
Cameron Winter fait face à ces basculements en musique, se livrant à une confession de ses angoisses, de ses doutes et de ses aspirations. Dès le premier titre The Rolling Stones, il dessine l’esquisse de ce qui s'avère être, de chanson en chanson, un album profondément existentiel. En se comparant à Brian Jones, membre des Rolling Stones mort tragiquement à l’âge de 27 ans, il expose sa quête obsessionnelle de la réussite. Nausicaä (Love Will Be Revealed) est un cri à l’aide, les supplications pantelantes d’un homme voulant être aimé en dépit de son mal-être. L’apostrophe répétée à Nausicaä est une façon d’implorer la princesse phéacienne pour être sauvé du naufrage, de la même façon qu’Ulysse l’est dans le chant VI de l’Odyssée :
« Tell me how it feels, Love will be revealed »
Nausicaä (Love Will Be Revealed) - Cameron Winter (2024)
Entre l’absurde de Nina + Field of Cops et l’angoisse déchirante face au futur incertain dans Drinking Age, Heavy Metal est le témoin d’un esprit en conflit face aux bouleversements de l’âge adulte. L’album est drapé d’une maturité qui rend difficile de croire que son auteur n’est pas un octogénaire sage et avisé
Musicalement, pour tout aficionado de Geese, Heavy Metal apparaît comme une véritable mutation. Les riffs détonants, la fièvre post-punk de Projector et l’ambiance de western sous coke de 3D Country laissent place à un piano tantôt atrabilaire tantôt affolé, des cuivres réconfortants et une guitare feutrée. Là où la voix de Cameron Winter dans Geese n’est pas sans rappeler celle d’un frontman des années 70 qui remue ciel et terre, elle s’impose ici comme une fréquence obscure chargée d’émotions. Heavy Metal, avec son nom déloyal, emprunte tant aux codes de la folk des 60s que du gospel (“God is real, I’m not kidding this time”, s’exclame Winter dans $0), tout en restant complètement innovant.
Mais, s’il y a un bagage que Winter transporte de projet en projet, c’est cette sensation de chaos organisé. Malgré une production méticuleuse où rien n’est laissé au hasard, co-signée par Loren Humphrey et Winter lui-même, il réside dans Heavy Metal un effet de catharsis dans sa forme la plus pure, dénudée de tout artifice.
Crédit Photo: Cameron Winter live at St. Matthia's Church, Luna Wang (@lunaiiiitch)
En concert, cette sensation est exacerbée puisque seules 88 touches d’ivoire accompagnent Winter dans sa tirade mélodramatique. Lorsqu’il décide d’enregistrer des versions live, c’est au beau milieu de la rue, micro en main et casque sur les oreilles, comme pour se couper du monde. Un dézoom progressif révèle autour de lui l’intimité d’une ville en activité, des passants et des voitures allant on ne sait où, retrouver on ne sait qui. Seul Cameron Winter semble être suspendu dans le temps, impuissant face à la vitesse du monde qui l’entoure. Entouré de pigeons, il apparaît alors comme un fanatique prêchant sur le trottoir. Heavy Metal est un album personnel, l’exutoire de son auteur face au déluge : “ fuck these people.”
En matière d’influence, Winter évoque Songs of Leonard Cohen, le premier d’une grande lignée d’excellents albums du maître canadien. Et en effet, il est indéniable que l’on retrouve dans la voix de Winter quelque chose de profondément chaleureux, comme une odeur de cigarette émanant de la moquette du Chelsea Hotel pour venir se loger directement dans nos poumons.
Cette influence, au-delà de la voix, se retrouve également dans ses paroles. A propos de l’écriture de Cohen, Cameron Winter dit :
“J'écoutais ses morceaux sans vraiment comprendre de quoi il parlait, mais je le ressentais dans mes tripes.”.
LEIGH WALKER Sophie, “Cameron Winter is not kidding this time”, The Line of Best Fit, 10 december 2024
Sur ce plan, Winter semble avoir pris l’exemple à la lettre ; des ‘motos faites en pierre’ en passant par la ‘ligne de conga comptant mille poulets’, il paraît impraticable d’essayer de donner du sens à de telles paroles. A la manière de Woolf dans The Waves, Winter déverse librement sur sa page le flot inaltéré de ses pensées. Pourtant, il est impossible de ne pas se laisser emporter par la vague, aussi troublante soit-elle.
Cameron Winter n’a pas besoin d’être compris pour être entendu.
De mon côté, j’aime à penser Heavy Metal comme un parent éloigné de 1990 du regretté Daniel Johnston. Des promesses, pour certains des mantras ; True love will find you in the end, even if it takes miles . Des voix que l’on n’entend habituellement que venant d’un vieux caméscope, des souvenirs essouflés nous parvenant d’un temps où tout semblait plus simple.
Mais il est superficiel de s’attarder sur les influences et ressemblances quand Heavy Metal est un projet qui se démarque par sa singularité et son aspect chimérique.
MYTHIQUE, DANS LES DEUX SENS DU TERME
Crédit photo: Cameron Winter of Geese live at Foro la Paz, 10 Octobre 2024, J. Adrián Iturralde (@jadriantomafotos)
Près d’un an après sa sortie, Heavy Metal demeure comme l’album au masque de fer. Avec le caractère et les réponses extravagantes de son auteur s’est créé autour de l’album un réel mythe. Selon les dires de Winter, il aurait été enregistré en partie sur la banquette arrière d’un taxi, en partie dans des Guitar Centers à travers le pays ; les musiciens, tous trouvés sur Craiglist (équivalent de LeBoncoin) auraient compté parmi leurs rangs un bassiste de 5 ans, mais aussi un cousin éloigné de John Lennon.
Malgré le caractère fabuleux de ces affirmations, une partie de nous désire désespérément céder à la folie, quitte à ignorer les crédits de l’album. Il s’avère difficile d'accepter qu’un tel projet ait été réalisé de manière banale.
Avec Heavy Metal, Cameron Winter signe l’un des albums les plus vulnérables et marquants de la décennie. On se retrouve après chaque écoute en transe, comme bloqué au fond du fauteuil lorsque les lumières se rallument dans la salle obscure après un film bouleversant. Une telle sensibilité artistique ne peut qu'être de bonne augure pour la suite, que l’on attend patiemment en (ré)écoutant Heavy Metal :
« I am a heavy metal man »
Cancer of the skull - Cameron Winter (2024)
Un article de Constance Fortin
SOURCES:
LEIGH WALKER Sophie, “Cameron Winter is not kidding this time”, The Line of Best Fit, 10 december 2024